Une autre histoire, sur la piste des Dieux

Une autre histoire, sur la piste des Dieux

La Tour de l'Elephant

 

 

"   Il se plaqua contre la porte d'ivoire et poussa celle-ci avec précaution; elle s'ouvrit sans bruit. Immobile sur le seuil scintillant, Conan regarda autour de lui tel un loup découvrant un décor inconnu, prêt à se battre ou à fuir sur l'instant. Une vaste pièce à la voûte dorée s'offrait à son regard. Les murs étaient couleur de jade, le sol d'ivoir et recouvert par endroits de tapis moelleux. Des volutes de fumée et l'odeur exotique de l'encens s'exhalaient d'un brasier posé sur un trépied en or, et derrière celui-ci reposait une idole, assise sur une sorte de divan de marbre. Conan regarda celle-ci, pantois; son corps était celui d'un homme nu et de couleur verte, mais sa tête était digne d'un cauchemard démentiel. Bien trop large pour un corps humain, elle n'en avait aucun des attributs. Conan resta immobile, fixant du regard les grandes oreilles évasées, la trompe recourbée et, de chaque côté de celle-ci, les défenses blanches à l'extrémité desquelles étaient fichées deux boules dorées. Ses yeux étaient clos, comme si elle dormait.

    C'était donc de cela que venait le nom de la Tour de l'Eléphant, car la tête de la chose ressemblait fortement à celle des bêtes décrites par le vagabond shémite. C'était le dieu de Yara; où donc alors pouvait donc se trouver la gemme, si ce n'est dissimulée dans l'idole, puisqu'on appelait cette pierre précieuse le Coeur de l'Eléphant ?

    Alors que Conan s'avançait les yeux rivés sur l'idole immobile, les yeux de la chose s'ouvrirent soudain ! Le Cimmérien se figea sur place. Ce n'était pas une statue - c'était un être vivant, et il était pris au piège dans ses appartements !

   Son effroi fut tel qu'il resta cloué sur place, incapable de laisser libre cours à sa rage frénétique. Un homme civilisé dans sa situation aurait sans doute conclu, sans y croire vraiment, qu'il avait sombré dans la folie. Il ne vint pas un instant à l'esprit du Cimmérien de douter de ses sens. Il savait qu'il se trouvait face à un démon de l'Ancien Monde, et cette constatation le privait de toutes ses facultés à l'exception de la vue.

    La trompe du monstre se souleva et tâtonna alentour; ses yeux couleur topaze regardaient sans voir, et Conan comprit que le monstre était aveugle. Ses nerfs se détendirent alors, et il commença à reculer silencieusement vers la porte. Mais la créature l'entendit. La trompe délicate s'avança dans sa direction, et lorsque la créature se mit à parler d'une voix étrange, hésitante et monocorde, Conan se retrouva à nouveau paralysé par la peur. Le Cimmérien comprit que ces mâchoires n'avaient jamais été conçues pour la parole humaine.

    - Qui est là ? Es-tu revenu pour me torturer de nouveau, Yara ? N'en auras-tu jamais fini ? Oh, Yag-kosha, cette agonie ne prendra donc jamais fin ?

    Des larmes s'écoulèrent des yeux aveugles, et le regard de Conan se porta sur les membres étendus sur le divan de marbre. Et il sut que le monstre ne se lèverait pas pour l'attaquer. Il reconnut les marques du chevalet de torture, les stigmates du fer rouge et, aussi endurcit que soit son âme, il resta sans voix au vu des difformités de ces membres qu'il savait avoir été un jour aussi gracieux que les siens. Toute peur et toute répulsion abandonnèrent aklors le Cimmérien pour faire place à une grande pitié. Ce qu'était ce monstre, Conan n'en avait pas la moindre idée, mais les marques ses souffrances étaient si terribles et si pathétiques qu'une tristesse douloureuse envahit le Cimmérien sans qu'il puisse se l'expliquer. Il comprit seulement qu'il avait sous les yeux une tragédie d'ampleur cosmique et il se sentait honteux, comme s'il était seul à répondre de la culpabilité de toute une race.

    - Je ne suis pas Yara, dit-il. Je ne suis qu'un voleur. Je ne te ferais pas de mal.

    - Approche donc que je puisse te toucher, dit la créature avec peine.

    Conan s'approcha sans crainte, laissant son épée pendre à son côté. Avec la douceur d'une main de jeune fille, la trompe délicate s'étira et vint palper son visage et ses épaules, comme le fait un aveugle.

    - Tu n'es pas de la race démoniaque de Yara, soupira la créature. Tout en toi porte l'empreinte de la vie saine et farouche des régions sauvages. J'ai connu ton peuple il y a bien longtemps, sous un autre nom; c'était un monde différent qui dressait alors ses tours incrustrées de joyaux vers les étoiles. Il y a du sang sur tes doigts.

    - Une araignée dans la pièce du dessus et un lion dans le jardin, murmura Conan.

    - Tu as aussi tué un homme, cette nuit, répondit l'autre. Et la mort règne dans la tour, au-dessus de nous. Je le sens; je le sais.

    - En effet, murmura Conan. Le prince des voleurs gît la haut, tué par la morsure d'une vermine.

    - Oui... C'est cela ! fit la voix étrange et non humaine, s'élevant en une sorte de lourde mélopée. Une mort violente dans la taverne et une mort violente sur le toit... Je le sais; je le sens. Et la troisième accomplira la magie dont même Yara n'ose rêver... oh, magie de la délivrance, dieux verts de Yag !

    Ses larmes se remirent à couler et son corps mutilé s'agita d'avant en arrière, pris sous le coup d'émotions contradictoires. Conan l'observa, stupéfait.

    Les convulsions cessèrent; les yeux bienveillants et aveugles étaient tournés vers le Cimmérien, et de sa trompe il lui faisait signe d'approcher.

   

    - Oh, homme, écoute-moi, dit l'étrange créature. Je suis hideux et monstrueux à tes yeux, n'est-ce pas ? Non, ne répond pas; je le sais. Mais toi aussi tu me semblerais étrange, si je pouvais te voir. Il existe bien d'autres mondes que celui-ci, et la vie prend bien des formes. Je ne suis ni dieu, ni démon, mais fait de chair et de sang, tout comme toi, même si notre substance est en partie différente et que nos corps ne soient pas issus du même moule.

    - Je suis très âgé, oh, homme des régions sauvages; il y a bien longtemps de cela je suis arrivé sur ce monde, accompagné d'autres êtres de ma planète, la verte Yag, qui gravite pour l'éternité aux confins extérieurs de cet univers. Nous avons traversé l'espace, nos ailes puissantes nous propulsant dans le cosmos plus vite que la lumière; en guerre contre les rois de Yag, nous avions été défaits et bannis. Nous ne pûmes jamais retourner chez nous, car nos ailes se flétrirent à notre arrivée sur cette planète. Nous vécûmes alors en marge de la vie terrestre et combattîmes les formes de vie étranges et terribles qui l'habitaient; c'est ainsi qu'on en vint à nous craindre et que nous ne fûmes plus attaqué dans les jungles obscures où nous avions élu résidence.

    Nous vîmes les hommes évoluer de leur état simiesque et bâtir les cités étincelantes de la Valusie, de la Kamélie, de la Commorie et de royaumes frères. Nous les vîmes chanceler sous les assauts des sauvages Atlantes, Pictes et Lémuriens. Nous vîmes les océanc se soulever et engloutir l'Atlantide, la Lémurie, les îles Pictes et les cités étincelantes de la civilisation. Nous vîmes les survivants des Pictes et des Atlantes bâtir leurs empires de l'âge de pierre et s'abîmer dans le chaos, s'affrontant sans cesse lors de guerres sanglantes. Nous vîmes les Pictes sombrer dans la plus abjecte sauvagerie et les Atlantes retomber à l'état simiesque. Nous vîmes de nouveaux sauvages de l'Arctique lancer leurs assauts vers le sud pour bâtir une civilisation nouvelle, ces nouveaux royaumes prenant le nom de Némédie, de Koth, d'Aquilonie, et leurs royaumes frères. Nous vîmes ton propre peuple - les Atlantes - émerger des jungles où ils erraient à l'état de singes, évoluer et prendre un nouveau nom. Nous vîmes les descendants des Lémuriens qui avaient échappé au cataclysme émerger complètement de la sauvagerie et partir vers l'ouest sous le nom d'Hyrkaniens. Et nous vîmes enfin cette race de démons, survivants de l'ancienne civilisation précataclysmique, ce royaume maudit de Zamora, revenir de nouveau à la culture et au pouvoir.

    Nous vîmes tout ceci, sans aider ni entraver l'immuable loi cosmique, et l'un après l'autre nous mourûres, car si nous, êtres de Yag, ne sommes pas immortels, nos vies se mesurent à l'échelle des planètes et des constellations. Je me retrouvais finalement seul, rêvant au temps jadis, dans les temples en ruine des jungles perdues de Khitaï, adoré comme un dieu par une antique race à la peau jaune."

 

Extrait de "La Tour de l'Elephant", nouvelle de Robert E. Howard

 

 



07/04/2012
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